samedi 17 mai 1997

Alain Minc : « C'est une campagne ambiguë dominée par des arrière-pensées »

Il fut le soutien d'Edouard Balladur pendant la campagne présidentielle. Et la « tête de turc » de Jacques Chirac au cours de cette même période. L'auteur de « la machine égalitaire » se réclame aujourd'hui encore de la gauche, libéral et libertaire. Mais pour ces législatives, Alain Minc prend publiquement parti pour la majorité et Alain Juppé.


LE FIGARO. Vous vous êtes toujours déclaré de gauche, et vous appelez à voter pour la majorité. Bizarre, non ?

Alain MINC. Je suis un euromaniaque et un libéral de gauche. C'est l'Europe qui m'a fait voter Balladur à l'élection présidentielle. Puis Jospin, car son programme me paraissait plus eurocompatible que celui de Chirac. Aujourd'hui, il me semble que le programme socialiste fait courir un risque énorme au processus de la monnaie unique.

Vous disiez déjà cela en 1995, lors de l'élection de Jacques Chirac...

Si la crise sur les taux d'intérêt que nous avons connue à l'été 1995 avait lieu cette année, nous ne pourrions pas réaliser l'euro. Mais Jacques Chirac a eu le temps de la volte-face, avec sa déclaration du 26 octobre 1995, sur la nécessaire réduction des déficits publics. Cette fois, nous sommes trop près de l'échéance. Tout va se décider à l'automne. Les socialistes n'auront pas le temps de faire volte-face. Or, on peut imaginer les effets désastreux sur les marchés que produirait une déclaration de politique générale de Lionel Jospin en juin prochain qui se situerait dans la lignée de son programme électoral. Il faut bien comprendre que les marchés financiers n'attendent que cela. Ils détestent l'euro qui leur ôte leur fonds de commerce, les fluctuations entre monnaies. Ils attendent donc la moindre faille pour mettre à bas cet édifice, qui représente la véritable victoire du politique sur eux. A trois mois d'une échéance historique, on ne peut pas prendre le risque.

Pourquoi les marchés financiers seraient-ils scandalisés par le programme socialiste ?

Les 35 heures payées 39, les 700 000 emplois, et le gel symbolique de la privatisation de France Télécom sont autant de provocations à l'égard des marchés.

Selon un mot célèbre, la politique de la France ne se fait pas à la corbeille...

Mais, sur le fond aussi, ces propositions sont une absurdité !

C'est le retour triomphant de la pensée unique ?

A l'intérieur de la réalité unique qui n'est pas la pensée unique il y a deux politiques possibles. Une politique libérale de droite, à la mode anglaise, et une politique libérale de gauche, d'inspiration social-démocrate, façon hollandaise. L'une et l'autre politique suppriment le chômage.

Les Français ont choisi laquelle ?

Aucune. C'est tout le problème français. Le programme socialiste est le contraire du modèle hollandais. Et la droite ne s'assume pas. Jacques Chirac dissout au nom de l'Europe et refuse que soient utilisés les mots d'Europe et de libéralisme. C'est toute l'ambiguïté de cette campagne, qui voit s'affronter des arrière-pensées.

Les politiques n'osent pas violer une France rétive aux changements, et qui se barricade derrière ses protections...

Mais la France sait aussi faire preuve d'un formidable dynamisme. Je vous rappelle que nous sommes parmi les grands pays le premier exportateur du monde par tête d'habitant. La société française a des capacités de changement insoupçonnées. Ainsi, qui eût prédit, il y a seulement un an, que les syndicats d'EDF, prétenduments conservateurs, accepteraient la mise en concurence européenne de la production du courant électique.

Mais certains observateurs sont aveuglés par la spécificité du modèle français de réformisme, qui, en raison, de la faiblesse de ses acteurs sociaux, ne peut développer un processus de réformes par accord collectif. En revanche, les politiques français savent s'imposer des contraintes internationales qui mettent au défi la société française de s'adapter. Au pied du mur, celle-ci se transforme. C'est Napoléon III signant le traité de libre-échange avec l'Angleterre. C'est le général de Gaulle ratifiant le traité de Rome. C'est François Mitterrand signant le traité de Maastricht. Or, avec la monnaie unique, ce ne sont plus seulement les entreprises que l'on met en concurrence au sein du grand marché européen, mais aussi les systèmes publics et sociaux. La monnaie unique impose donc le libéralisme, qu'il soit de gauche ou de droite.

Les opposants au traité de Maastricht avaient donc raison : la monnaie unique est une machine à imposer le libéralisme à la France...

Non, car sans la monnaie unique, nous serions encore plus dépendants de la zone mark et du libéralisme mondial. Avec l'euro, nous protégeons mieux notre modèle social, car nous devenons comme les Etats-Unis : notre activité économique dépend de façon marginale des marchés extérieurs à l'Union européenne.

La gauche, selon vous, n'a pas d'autre choix : devenir franchement libérale ou mourir ?

Je constate qu'en Europe, les gauches qui gagnent sont libérales, comme Prodi en Italie, Blair en Angleterre, Gonzalez hier en Espagne. Si elle perd le 1er juin prochain, la gauche française devra imiter ses partis frères. Ou se rigidifier comme le fit le Parti travailliste pendant dix-huit ans, avant Tony Blair.

Et si la droite gagne, certains promettent un troisième tour au cas où le président Chirac persisterait à conserver Alain Juppé à Matignon ?

La différence entre les crises monétaires et les crises sociales est qu'on peut prévoir les premières. Mais il est certain que si la droite gagne, elle aura besoin de s'inventer une allure et un discours qui véhiculent un peu d'espoir.

Les sondages indiquent que Philippe Séguin est le chouchou des Français pour succéder à Juppé...

Je crains qu'une nomination de Philippe Séguin comme premier ministre n'ait sur les marchés des effets au moins aussi dévasteurs que la victoire de Lionel Jospin.

Eric ZEMMOUR

© 1997 Le Figaro. Tous droits réservés.

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