jeudi 29 mai 1997

Séguin-Madelin : trois jours pour convaincre

Ils se sont fait des oeillades. Comme un couple séparé malgré lui, et qui se retrouve, ils s'échangeaient leurs mots fétiches, leurs tics verbaux, avec des sourires complices. Et ils se donnaient avec une joie visible des « oui Alain », des « cher Philippe, nous voilà à nouveau côte à côte ». Philippe Séguin et Alain Madelin ont retrouvé le chemin des tréteaux en commun, des idées qui se rapprochent, des destins qui se lient. Mais le temps presse. La gauche a gagné, doit gagner sauf si...


Même pas le temps de savourer sa revanche. Il y a un mois, Madelin et Séguin étaient réduits à l'état de potiches par un Juppé triomphant. Dès après le premier tour, Juppé humilié leur repasse le témoin, avec la bénédiction de Jacques Chirac, sous la forme d'un coup de téléphone avant le meeting. Comme un adoubement. Comme si Séguin et Madelin n'étaient bons que pour les missions impossibles, missions-suicides, quand tout est perdu, fors l'honneur.

En janvier 1995, pourtant, les deux hommes avaient opéré le miracle. La campagne de Chirac, c'était « leur » campagne, l'alliance insolite de l'eau et du feu, du gaullisme social et du sursaut libéral. Mais comment faire en trois jours ce qu'ils firent en trois mois ? Il n'est pas écrit dans la Bible que les miracles se répètent deux fois. Alors, comme hier, Madelin évoquait les figures mythiques du général de Gaulle, et de son conseiller économique libéral de 1958, Jacques Rueff. Alors comme hier, il répétait : « Il nous faut un sursaut comme en 1958 quand nous avons su retrouver la voie d'un redressement nécessaire par un sursaut populaire, par l'alliance d'une politique libérale, d'une politique qui libère les énergies avec un sursaut politique, un sursaut gaulliste qui rénove l'Etat et ses institutions. » Philippe Séguin ne peut qu'acquiescer. Il connaît ses classiques du gaullisme. Il pourrait même, en bon biographe de Napoléon III, ajouter que c'est le bonapartisme social qui, avec la signature du traité de libre-échange avec l'Angleterre, a accompli la première révolution libérale en France. Et permis le plus grand essor industriel de notre pays au XIXe siècle.

Mais tous deux se souviennent amèrement qu'en juin 1995, Jacques Chirac, aussitôt élu, désigna Alain Juppé à Matignon. Comme si François Mitterrand avait nommé Fabius avant Mauroy. Comme si Chirac se refusait à assumer totalement sa campagne. Comme s'il cherchait sans le dire un remplaçant à Balladur. Comme s'il avait trop contemplé, pendant la campagne, Séguin et Madelin se déchirer, et se renvoyer colères homériques et extraits de discours au visage. Comme s'il n'imaginait que Juppé comme une synthèse opérationnelle.

Une fiscalité allégée

Alors, depuis, Séguin et Madelin ont profité de cette campagne législative pour réaliser eux-mêmes leur synthèse. Madelin a enfin intégré le paradoxe français, ce curieux pays où les libéraux sont condamnés à la marginalité politique, sans le soutien des gaullo-bonapartistes ; et où on ne peut être libéral qu'au nom de l'Etat. « De même que trop d'impôt tue l'impôt, trop d'Etat affaiblit aujourd'hui l'Etat. » Il a ravalé ses sarcasmes à l'égard d'un Séguin qui écrivait que le « marché ne pouvait plus créer le plein emploi ». Il plaide lui aussi pour un « Etat fort », un « Etat efficace », et l'égalité des chances. La République et le libéralisme à la française.

De même, Séguin a mis de l'eau libérale dans son vin social-démocrate. Il s'est souvenu qu'il avait supprimé l'autorisation administrative de licenciement en 1986. Que l'un des siens, François Fillon, a réussi la plus « belle » réforme libérale, avec la privatisation de France Télécom. Il ira même jusqu'à inviter demain, pour son dernier meeting d'Epinal, René Monory, le seul qui ose réclamer la suppression du smic. Et, dès hier, il dénonçait « la fiscalité trop élevée... qui devra être allégée, simplifiée, rééquilibrée » ; et rendait hommage au « travail pionnier d'Alain Madelin ». Comme si Philippe Séguin assumait d'ores et déjà cet autre paradoxe français qui vit Michel Debré donner l'indépendance à l'Algérie, et Pierre Mauroy accomplir le virage de la « rigueur ».

Et Séguin fera la monnaie unique et la révolution libérale dans la bataille de la mondialisation. Dès lundi matin, il rassurait Jacques Chirac qui l'appelait à plusieurs reprises au téléphone. Oui, il ferait l'euro si... « Jamais je ne renierai la signature de la France », proclamait-il hier soir à Chambéry. Mais à ses conditions, avec l'Italie et l'Espagne; et l'emploi comme objectif premier.

Il y a du sorcier chez Philippe Séguin, qui tente, par la magie du verbe, d'effacer tout ce qui s'est passé depuis deux ans. On se croirait revenu en février 1995. La machine à dynamiter, à fouailler là où ça fait mal, n'a pas rouillé. Seule a changé la cible : Lionel Jospin a remplacé Edouard Balladur. « Impuissant à se projeter dans l'avenir, impuissant à comprendre le présent, impuissant à exorciser son passé, le Parti socialiste a peur du pouvoir. Si dimanche, les Français demandent à Lionel Jospin de rester encore quelques temps sur le banc de touche, il fera un commentateur admirable des matchs à venir. C'est sa place. Il est sûrement beaucoup trop tôt pour le faire rentrer sur le terrain. »

Feuille de route

Ou encore : « Ce n'est pas nous, que je sache, qui avons affaibli les institutions, créé des polices parallèles, écouté aux portes et au téléphone, affermé les services de l'Etat, ruiné les entreprises publiques. Ce n'est pas nous qui avons engagé l'Europe dans un monétarisme étroit, freinant la croissance et l'emploi. » Et enfin : « Le programme de Lionel Jospin me fait penser à ces ardoises magiques qui permettent aux écoliers de corriger leurs fautes successives. Le chômage de masse, un coup de chiffon, et le voilà envolé. La dette publique, le Crédit lyonnais, le Crédit foncier, aussitôt dit, aussitôt disparu. Les écoutes téléphoniques, les atteintes aux libertés publiques, même motif, même punition. Mais la différence, c'est que l'écolier se corrige et apprend. Lionel Jospin, lui, ne se corrige pas et n'a rien appris. Rappelez-vous le million d'emplois promis par François Mitterrand en 1981. Cette fois-ci, c'est de 700 000 qu'il est question, créés comme ça ex nihilo, et 39 heures payées 35... Arrêtons là. »

Ce n'est pas tant Jospin que Chirac qui est le principal destinataire de cette missive. Chirac sommé de revenir aux sources de son pouvoir, de sa légitimité : « Depuis les Romains, il est une vieille loi en politique que nous ne devons jamais perdre de vue : les gouvernements ne peuvent se maintenir que par le principe qui leur a donné naissance. » Chirac sommé de se dépasser, de « donner leur feuille de route » à des Français qui n'attendent que ça : « Ce que nous devons proposer aux Français, c'est bien plus qu'une autre politique. C'est la politique tout court. C'est une volonté. C'est un chemin. »

Il flotte dans l'air de Chambéry quelque chose d'une campagne présidentielle. Comme si, retrouvant avec Alain Madelin son compère préféré, Philippe Séguin balisait son avenir immédiat : soit, la majorité gagne par miracle, par son miracle, et il s'impose à Matignon comme le fondateur d'une nouvelle époque, dans une sorte de cohabitation voilée, au risque de tordre des institutions qui ne conçoivent pas que l'inspirateur de la politique de la France ne préside pas à l'Elysée. Soit la majorité perd, malgré lui, malgré Madelin, et il dira à Juppé, au RPR, au président même : pourquoi es-tu venu si tard ?

Alors, ce pourrait être le temps des règlements de comptes et des refondations. Jusqu'où ira Philippe Séguin au RPR ? Qui l'appuiera, au sein du mouvement gaulliste ? Que fera Charles Pasqua ? Et les balladuriens ? Tenteront-ils de sauver Alain Juppé ou suivront-ils « Philippe » ? Alain Madelin de son côté, sera certainement tenté de reprendre là où il l'avait laissée sa bataille contre Léotard. En cas de défaite, la droite est à la veille de grands chambardements. C'est peut-être aussi la seule chance pour elle d'échapper à la domination du Front national. Hier, à Chambéry, c'était le glas qui sonnait. Mais on ne savait pas pour qui.

Eric ZEMMOUR

© 1997 Le Figaro. Tous droits réservés.

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