mardi 20 mai 1997

Lille : le savetier et la financière

La chronique d'une bataille électorale.


Cela ressemble à une fable de notre enfance. Le savetier et la financière. Ou le tennisman et la technocrate. Ou le commerçant et le ministre. Elle dit de lui : « Il est incompétent, ne connaît pas ses dossiers, refuse de débattre avec moi. » Il dit d'elle : « C'est Juppé en femme. » Ou : « C'est la fille à Delors, qui a toujours vécu dans les salons parisiens. » Elle a un cerveau supérieurement organisé, clair, où tout est rangé comme à la Très Grande Bibliothèque. Il a un esprit brouillon, prend les idées comme elles viennent, les enfilant dans des phrases qu'il ne conduit pas toujours au bout. Même ses amis craignent toujours pour lui qu'il « ne soit pas taillé pour la route ». Elle assène ses idées avec une impressionnante assurance, mélange d'expertise technocatrique et de bonne conscience de gauche. Quand Martine Aubry veut clouer au pilori son adversaire RPR, Jacques Donnay, elle dit : « C'est la droite. » Quand Donnay cherche la réplique la plus acerbe, il trouve la « parachutée de Paris ».

Pourtant, Martine Aubry a fait des efforts depuis son arrivée, il y a quelques années, dans la capitale du Nord. Elle déjeune à la bière. Elle assiste aux matches du LOSC, le club de foot lillois, pourtant guère brillant. Elle s'initie aux tripes le matin, et aux moules et frites à toute heure. Elle joue au baby-foot dans les cafés. Elle acquiert même deux trois mots de « cht'i ». Elle apprend le Nord, ses gens, ses traditions, son accent, comme sans doute naguère ses « polys » de Sciences po, avec application, méthode, sérieux et une infaillible mémoire, mais sans pouvoir se départir de ce sourire ironique et de ce regard sarcastique, mâtiné de cruauté, qu'elle promène sur tous et sur tout. Dans la rue commerçante d'Annelin, elle ne néglige pas une boutique. A tous ceux qui geignent et se plaignent, elle délivre le même message calibré : « Ça ira mieux quand on aura relancé la consommation. » Elle dit bonjour, échange trois mots, un sourire, plus si affinités. A un marchand de vêtements, elle lâche : « Je viendrai vous acheter quelque chose, quand j'aurai fait un régime. » L'autre, avec une inconsciente goujaterie, lui rétorque : « Ça prendra des mois. » Elle rigole. Elle s'attendait à pire : « Pour une rue Front national, les gens sont gentils avec moi. »

« Le courage politique, Martine »

Un homme lui offre une rose. Et l'accable de questions techniques, comme s'il voulait se tester avant « Questions pour un champion ». Il a trouvé la bonne sparring-partner : elle le noie dans les chiffres, les études, les pourcentages. A une semaine du premier tour, elle ne cache pas sa satisfaction : sur le marché aux fleurs, les gens ne lui serinent plus la sempiternelle rengaine des obscurs : « Je vous ai vue à la télé » ; mais les commerçants l'apostrophent joyeusement : « On s'est vus à Wattignies ! » Comme une première victoire. Sur elle-même. Et sur les socialistes du cru. Qui ne l'ont pas reçue à bras ouverts. Il est vrai qu'ils avaient déjà un député sortant : Marc Davoine. Un élu de terrain, solidement implanté. Et puis, ambition municipale oblige, Martine Aubry s'est refusé à sortir de la métropole lilloise. A évité le combat perdu d'avance dans les circonscriptions massivement à droite. N'a pu fléchir l'attachement du socialiste Bernard Roman à la sienne, la 1re, celle de Mauroy et de Salengro. Restait la 5e. Alors, exit Marc Davoine. Mais, pendant quelques mois, il se sera bien battu, telle la chèvre de M. Seguin. « Martine, le courage politique, c'est de gagner contre la droite, pas contre son camp », pouvait-on lire sur les murs de Loos ou de Seclin, à l'automne 1996. Et puis, saoulé de pressions et de promesses, Davoine a cédé. Tu seras suppléant, mon fils !

Jacques Donnay, lui, on est venu le chercher. De Loos comme de Seclin. Et à Paris aussi. On murmure qu'il n'était pas pressé de remettre son titre en jeu et de risquer d'abîmer, par une défaite aux législatives, sa belle victoire de 1992, lorsqu'il conquit un conseil général acquis aux socialistes depuis soixante-dix-sept ans. Dans son bureau de la rue de Lille, c'est Patrick Stefanini lui-même qui dut lui forcer la main. Il serait l'anti-Martine Aubry. Sans mal. « Le Nord me sort par tous les pores de la peau », comme il dit avec un formidable accent du cru. Il embrasse les femmes comme du bon pain et tutoie les vieux sans se forcer. Il promène partout sa grande et vigoureuse carcasse qui, avec son large sourire, un brin figé, lui donne un faux air de Ronald Reagan. Il dit : « Moi, je suis un sportif. Je me sens revivre. Je prends enfin l'air. Je m'asphyxiais dans les bureaux du conseil général. » Mais il arbore la mine faraude des autodidactes qui ont réussi quand on l'appelle « monsieur le Président », et qu'il évoque « son » budget social de 4,6 milliards ou « ses » lycées Pailleron rénovés. Il se présente comme un « homme de terrain pragmatique » ; elle se veut femme de « gauche ».

Lui n'a rien à perdre

Il exhibe ses « amis présidents de conseils généraux socialistes » pour démontrer qu'il n'est « pas sectaire ». Elle n'évoque ses relations chez les patrons que pour rappeler qu'elle sait négocier âprement avec eux lorsqu'ils délocalisent. Elle reproche au président du conseil général de distribuer au compte-gouttes les aides médicales gratuites. Il dénonce le trafic de méthadone des dealers. Elle pourfend l'« excès de libéralisme » dont souffre notre pays. Il réclame la « baisse des charges ». Elle aussi. Elle vante les services publics. Lui aussi. Elle dit que la droite n'ose pas faire campagne sur ses idées. Il affirme que la gauche n'a rien appris, ni rien compris. A Lille comme à Paris, elle défend les « sans-papiers ». Il se moque de l'« opposition de la gauche caviar à la loi Debré ». Elle est sûre de gagner. Lui n'a rien à perdre, quand elle joue gros : son premier contact avec le suffrage universel direct, et sa première onction. Avant d'autres, plus prestigieuses, la mairie de Lille... Ou le retour in petto des ennemis et des brocards, des « populaires dans les sondages et dans les médias, mais loin du peuple », des « premier prix de politique virtuelle », des « toujours nommée jamais élue ». Comme une malédiction paternelle qu'elle aimerait tant conjurer à jamais.

Eric ZEMMOUR

© 1997 Le Figaro. Tous droits réservés.

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