samedi 24 mai 1997

Tourcoing : la guerre des trois Flamands

C'est la guerre des trois Flamands. Une guerre courtoise et indécise entre hommes à la taille haute et aux yeux clairs. Une guerre de dix ans sans cesse recommencée entre législatives et municipales. Une guerre à trois puissances où, comme le notait naguère Bismarck, il faut être l'une des deux.


D'abord, il y a le sortant. Il est RPR, ex-balladurien tendance Pasqua. Ami de Sarkozy et de Debré. Sur ses tracts électoraux, Christian Vanneste pose au milieu d'eux. Mais point de Juppé sur la pellicule : le combat est trop serré. Le balladurien a retenu la leçon de choses politiques chiraquienne : du terrain, encore du terrain, toujours du terrain. Et pour changer, du terrain. En 1993, méconnu, il fut porté au Palais-Bourbon par la vague bleue. Mais en 1995, la liste municipale qu'il ne conduisait pas les chiraquiens l'avaient puni fut battue par la gauche. Pourtant, Tourcoing n'est pas de ces villes du Nord qui semblent vouées de toute éternité au socialisme. Ici, on a été bonapartiste, radical, gaulliste. Ici, la querelle séculaire fut longtemps religieuse davantage que sociale. Comme un petit coin de Bretagne nichée dans les Flandres, où la moitié des enfants se rend encore dans les écoles catholiques. Une ville où les démocrates-chrétiens sont puissants et les gaullistes sociaux.

Besoin de « bras »

Et les socialistes rocardiens. Jean-Pierre Balduyck est de ces maires de gauche qui, à l'instar d'un Jean-Marc Ayraut ou d'une Catherine Trautman, plaisent à la bourgeoisie. Cet ancien syndicaliste, catholique pratiquant, dont la seule peur est de faire peur, récuse tout « sectarisme » ; et revendique même une certaine « frilosité » dans les conflits sociaux : « Il n'y a pas d'un côté les gentils et de l'autre les méchants. » Comme tout bon rocardien, Balduyck dispute à la droite les électeurs enrichis de la « couronne » qui entoure la ville. S'installe au centre de l'échiquier politique, drague sans complexe les UDF, en leur montrant d'un doigt accusateur le pasquaïen qui naguère vota non à Maastricht et n'ose désormais se rappeler « qu'il a approuvé tous les textes du gouvernement Juppé ». Mais il perd en route une classe ouvrière mitraillée par le chômage de masse, la chute de ce textile qui fit naguère la prospérité du Nord, et sa reconversion partielle en industrie de haute technologie, où les machines coupent et découpent sous le regard inutile du fiston qu'on aurait jadis casé aux bons soins du contremaître, ou de la fille, sérieuse mais pas douée pour l'école, qui ne peut pas être la secrétaire trilingue dont on a désormais besoin.

Et puis, autour d'eux, avec eux, partageant les mêmes HLM, les enfants d'immigrés, qui auraient pu avoir le destin de ces paysans qu'on était allé chercher dans les campagnes de Flandres à la fin du siècle dernier... si l'industrie textile avait encore besoin de bras. Entre les deux, point de concurrence pour l'emploi, mais pour le chômage. Alors, la drogue à Amsterdam en deux heures d'autoroute. Alors, la délinquance, et la violence. Alors, bonjour l'Amérique, avec des riches qui désertent un centre-ville où les HLM inlassablement réhabilités côtoient la superbe église gothique, où les femmes n'osent plus se promener dès la nuit tombée pour des « suburbs » tranquilles et fleuris.

« L'euro du chômage »

Alors, le Front National. Avec son visage taillé à la serpe et son physique d'officier de réserve dans un film de Schoendoerffer, Christian Baeckroot a débarqué à Tourcoing en 1985. Depuis lors, il n'a cessé de progresser, portant le FN à 27 % des voix lors des dernières élections législatives. Dans sa jeunesse, Baeckroot n'est sorti de Saint-Cyr que pour rentrer en prison. Entre-temps, il y avait eu la guerre d'Algérie, un an dans les Aurès, l'OAS... Depuis dix ans, cet expert comptable, qui se dit lui-même « maniaque de la communication par voie de tracts », a réussi à agréger autour de lui un électorat composite, fait de catholiques traditionnalistes et d'ouvriers déchristianisés, d'antigaullistes et de communistes. Immigration, sécurité, il n'a même plus besoin d'en parler. Comme un acquis. Et peut ainsi réserver ses meilleures cartouches à « l'euro du chômage ». Ses deux adversaires ne lui répondent pas. L'ignorent superbement. Moins on en parle, mieux ça vaut, songent-ils. Tourcoing, terre où les modérés ont toujours eu le dernier mot, se disent-ils.

Alors, chacun fait et refait ses comptes. Vanneste s'accroche aux 32 % obtenus au premier tour de 1993, en songeant qu'il a une chance rare parmi les candidats de la majorité : le maintien du FN dans une triangulaire handicape davantage son adversaire socialiste, qui ne retrouve pas l'électorat populaire qui a voté Jospin au second tour de 1995. Mais celui-ci ne se décourage nullement : lors de cette même élection de 1993, quand la gauche lui crachait au visage sa colère, il obtint quand même 23 % des voix. Score qu'il ne peut qu'améliorer, quand le RPR pourrait décrocher sous le poids de l'impopularité du gouvernement. Aussi suggère-t-il, sans trop insister, que Vanneste devrait s'interroger sur l'eventualité d'un retrait et d'un « front républicain ».

Mais, tous comptes faits, chacun a vite compris : le premier qui atteint les 30 % des voix au premier tour entrera au Palais-Bourbon. Alors, le socialiste rêve de Gardanne, le RPR de Dreux, et le FN de Vitrolles.

Eric ZEMMOUR

© 1997 Le Figaro. Tous droits réservés.

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