mercredi 14 mai 1997

Lille : une campagne sur fond de symboles

La chronique d'une bataille électorale.


Dans sa salle à manger, il y a des rideaux à fleurs, et sur la table, une toile cirée aux fruits imprimés, qu'on n'enlève jamais. Quand elle parle, son mari la coupe, la reprend, la corrige. Alors, excédée, elle dit : « Ça suffit, Francis. » Il est vrai qu'elle a une syntaxe hasardeuse, « accepte la contradication », reçoit « à la bonne flanquette », et n'a pas « fait les écoles ». Elle est « fille d'ouvrier ». Elle parle « avec son coeur » et nostalgie d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, celui du travail à 14 ans, pas du RMI à 25, celui des filatures de Roubaix, des bals populaires, des bastringues et « vas-y poupoule ». En d'autre temps, Eliane Coolzaet eût été une bonne militante communiste. Comme son père. Ou harengère de 1789 qui va à Versailles ramener à Paris « le boulanger, la boulangère et le petit mitron ». Aujourd'hui, elle est candidate du Front national dans la première circonscription de Lille. On se croyait dans un film avec Gabin, on se retrouve dans un roman de Céline. Chômage de masse, drogue, délinquance, prostitution, frontière hollandaise passoire, sans-papiers remuants, jeunes beurs qui, dans la cité des « Biscottes » ou ailleurs, ne le sont pas moins, élus RPR qui cogèrent la communauté urbaine avec les socialistes, « Éliane » n'a qu'à se ramasser. Avant de partir sous d'autres cieux roubaisiens, l'ancien secrétaire général du FN, Carl Lang, lui a légué aux législatives de 1993 une base de 15 % des voix. Qu'elle compte bien porter à 20. Et provoquer une triangulaire.

« Gaucho-lepénisme »

Eliane Coolzaet y croit. Bernard Roman aussi. Le candidat socialiste le craint au nom de ses « valeurs » et l'espère au nom de ses intérêts. Pourtant, la candidate du Front national est l'archétype de ce « gaucho-lepénisme » qui a fait et fera tant de mal au PS, en effeuillant un à un les pétales de son cher « peuple de gauche ». Mais « Roman maintenant » n'est pas qu'un calicot apposé sur les coupe-vent jaunes de ses militants. Bernard Roman a une revanche à prendre. Vite. Effacer l'affront, la tache indélébile sur son élégant costume : dans cette circonscription, la plus grande, la plus populaire, la plus prestigieuse à gauche, celle de Pierre Mauroy, de Roger Salengro sur lequel, jeune et brillant étudiant en histoire, il écrivit sa thèse il fut battu même de 500 voix, même sur une vague bleue par Colette Codaccioni. Bernard Roman l'a payé au prix fort. Lui, l'héritier, le patron de la fédération socialiste, le dauphin pressenti de Mauroy, a dû supporter que vienne le supplanter Martine Aubry, appelée en renfort par l'ancien premier ministre, pour draguer les patrons catholiques du Nord, et contourner, sur leur droite, des gaullistes qui avaient pris très au sérieux le message social du général de Gaulle.

Depuis lors, ravalant sa rancoeur, Roman rame. Le terrain, il ne connaît plus que ça. Mais il le fait avec humour, enrobé dans des calembours. Sûr de lui et charmeur, il se plante au milieu du marché de Wazemmes, distribue lui-même ses tracts, et assène à son interlocuteur, le doigt impératif, les mots magiques : « Il faut voter à gauche. » Car ici, le bon vieux clivage avec la droite s'est à peine adouci. Les militants aiment encore à raconter comment leurs pères du Front populaire se jetaient aux pieds des chevaux des gardes mobiles pour les garrotter, et désarçonner et maltraiter leur monture en uniforme. Ou ces « pétards » qui gonflaient encore les poches pendant la campagne électorale... de 1978. Pour Roman, en dépit de tout, les choses doivent demeurer simples : « Il y a le camp du progrès et le camp des conservateurs. » Cela tombe bien, son adversaire Codaccioni est dans le mauvais. Celui des « réacs ». Qui « renvoie au XIXe siècle ». Qui a eu la peau du « planning familial » ? « La baronne », comme on dit ici.

Pilori de classe

« Colette » s'arrache comme elle peut de ce pilori de classe. Elle attaque maladroitement en justice pour diffamation. Évoque avec plus d'esprit les grandes figures féminines du XIXe siècle, de Madame de Staël à George Sand. Invoque, avec un humour involontaire, « sa légitimité de trottoir », son terrain qu'elle laboure inlassablement, ses sonnettes qu'elle tire sans se décourager, en dépit du désabusement gouailleur qui l'accueille bien souvent : « Alors, qu'est-ce que vous allez nous promettre encore », lui glisse une dame en guise de bonjour. « Chirac, il a dit tout pour le chômage des jeunes, et mon fils vient d'être licencié », lui lance un retraité. Colette encaisse sans mot dire, presque penaude dans son tailleur vert de grande dame : elle fut en effet un des symboles de la campagne présidentielle de Chirac, la lutte contre la fracture sociale, et la « grande » politique familiale, et l'allocation dépendance pour les vieux... « Moi, si j'étais Juppé, je partirais », lui jette un autre. « Ah, non, vous n'allez pas encore me parler de Juppé », explose-t-elle alors. Et d'enchaîner, comme si elle avait les confidences élyséennes : « Il n'est pas du tout sûr qu'il revienne à Matignon. » Chirac, elle assume, mais pas Juppé. Qui l'a « viré » avec les autres « juppettes » ? Qui l'a « tué en plein vol », alors qu'elle avait ramené à la droite, la « plus belle des circonscriptions », la laissant sans protection de la moindre légitimité républicaine, plus ministre ni député sortant, seulement présidente du FAS l'organisme qui gère des fonds pour les immigrés et les petites vieilles qui l'embrassent, l'appellent Colette, sont désormais persuadées, le regard réprobateur, qu'elle « aide les sans-papiers » ! Alors, elle refuse d'accueillir le premier ministre dans sa circonscription. Et ne veut pas faire la potiche dans un de ses meetings du Nord. Elle ne compte pas davantage sur l'appareil local du RPR, qu'elle trouve trop mou, soumis à l'imperium socialiste, même si elle leur a pris ce positionnement social, presque gaulliste de gauche, mais qu'elle marie à la grande joie de son adversaire socialiste avec une certaine raideur naturelle et des convictions catholiques sincères.

Alors, avec un rien de présomption, et beaucoup de courage, elle parie sur un « vote codaccioniste », sur son attention aux plus démunis, sur ses « micro-réalisations », les services qu'elle rend, et cette oreille attentive qu'elle tend ; et cet air entendu, presque complice, qu'elle prend lorsqu'on lui glisse d'un ton sentencieux : « Dites bien au Président... »

Eric ZEMMOUR

© 1997 Le Figaro. Tous droits réservés.

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